Lorsque tout est Fini...

Georges Millandy

Souvenirs d'un chansonnier du Quartier Latin.

PARIS

ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR

19, Quai Saint-Michel, 19 1933

Préface de GUSTAVE FRÉJAVILLE

 

TABLE DES MATIERES

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PRÉFACE

MÉMOIRES D'UN PARESSEUX


MÉMOIRES D'UNTOURLOUROU.


MÉMOIRES D'UN DU BOUL' MICHE

 

MÉMOIRES D'UN CABOTIN

 

MÉMOIRES D'UN DU CAF'CONC'

 

MÉMOIRES D'UN MALCHANCEUX

 

MÉMOIRES D'UN R. A. T.

 

MÉMOIRES D'UN "FAIRE-VALOIR"

 

LE QUARTIER LATIN HIER ET AUJOURD'HUI.

 

Lorsque tout est fini...

 

 

PRÉFACE

Présenter Georges Millandy? Je n'y songe pas. On connait assez sa haute silhouette romantique, sa barbe qui fut blonde, son nez robuste et arqué, bien fait pour couper le vent
- alors que tant d'autres le flairent seulement, pour savoir d'où il vient - sa parole ardente et inépuisable d'éternel avocat de la chanson... Définir Georges Millandy serait certainement plus tentant, sans doute plus utile et combien plus méritoire! Avec I'aide de ce joli livre, d'une lecture si attrayante et si aisée, parviendrons-nous a fixer cette physionomie complexe, cette personnalité sans cesse en mouvement ? Saurons- nous concilier ces aspects divers, ces réactions opposées, dégager la ligne générale d'une existence dont le caractère dominant semble, a première vue, une indépendance ombrageuse éparpillée en jeux successifs et gouvernée par la seule fantaisie du moment ?

En lisant ces souvenirs, je me suis amusé des oppositions déconcertantes que cette confession à bâtons rompus fait apparaître a chaque page et dont t'auteur semble se railler doucement, avec un sourire où il entre autant d'indulgence pour les autres que pour lui-même. Et cependant, it me semble que cette vie décousue est parfaitement unie, logique, paisible et, à tout prendre, malgré quelques ironies du sort, remarquablement heureuse. C'est que le poète de tant d'amours diverses n'a poursuivi en réalité qu'une seule grande passion; c'est qu'il marchait avec un seul idéal devant lui - ce que notre époque familière et désabusée appelle quelquefois un "dada" - un amour fervent, traversé d'orages, de luttes, d'abandons, de reprises, de triomphes, de projets, d'espérances, comme les amours de chair et de cœur, et qui le prenait tout entier. Qui a entendu Millandy parler de la Chanson, de son passé, de son avenir, de sa technique, de ses procédés, de ses trahisons, de ses prestiges, de sa gloire, ne peut douter que cet homme ait été possédé par la petite Muse autant qu'il aurait pu l'être par la plus ensorceleuse des maîtresses. Des enthousiasmes, des fureurs d'amant jaloux, une dialectique irrésistible, une profonde connaissance du sujet, une documentation professionnelle d'une précision et d'une abondance incroyables, voila ce qu'on trouve avec an- tant de plaisir que d'étonnement dans ces déchainements d'éloquence persuasive que Millandy met au service de ce qui fut et demeure pour lui le but et la raison d'être de son existence. Une telle foi est aujourd'hui chose assez rare pour être soulignée avec sympathie.

Et c'est aussf t'explication de la plupart des aventure que conte ce livre ; dans un temps où les préoccupations d'art se trouvent si rarement a l'état pur, Millandy devait être victime de sa bonne foi ou de son insouciance généreuse ; ses entreprises les plus réussies devaieht être leg plus chimériques. Il a connu des succès éblouissants qui ne l'ont jamais ébloui ; il a gagné pour d'autres,avec son talent,des fortunes dont it n'a pas eu sa part ; il a lancé vingt idées dont it n'a recueilli ni l'honneur, ni le profit, mais, pourvu d'une honnête aisance par le destin, il a toujours eu la sagesse de ne rien désiré au delà, heureux de poursuivre `son rêve et de dépenser l'activité la plus ingénieuse a la gloire de la Chanson, sans imaginer d'autre recompense que` la satisfaction d'avoir bien servi une cause qui lui est chère et d'être obstinément resté fidèle à l`fidéal de sa jeunesse.

Sa jeunesse ! Elle déborde sur toute son œuvre comme sur toute sa vie et c'est, je crois bien, le principal secret du charme de ces confidences: L'hommne qui nous parle ,voit encore s'étendre sous son balcon le "boul'Miche" de ses vingt ans ; il n'a pas quitté ces lieux peuplés de tous ses souvenirs, ou chaque rue, chaque maison, chaque mètre de trottoir évoque pour lui des fantômes amis.

ll nous dépeint avec une vivacité d'impressions toute juvéniles les soirées du Procope, dont il fut longtemps I'animateur, et tire de l'oubli, avec une infaillible précision, tous les cafés liltéraires et cabarets à chansons que le Quartier Latin vit fleurir depuis 1895 jusqu'aux an- nées d'après la guerre. Je n'aurais jamais pensé qu'il y en eût autant ; moi qui ai vécu aussi aux environs da Luxembourg dans les années voisines de 1900; je demeure étonné de l'activité de ce mouvement littéraire et chansonnier que nous rappelle ou nousi révèle Millandy, en citant des noms et des références, apportant ainsi la plus utile contribution documentaire à la petite histolre des Lettres et du Spectacle et a l'histoire anecdotique de la vie de Paris.

Quelques noms et quelques visages remarquables se détachent de cette foule un peu mêlée. Autour de Verlaine et de Moréas, toute la " littérature" d'une époque fievreuse et croyante est ici evoquée en croquis rapides d'un trait vif et spirituel. Au début de sa carrière, Millandy a participé aux grands combats de doctrine qui mettaient aux prises les divers groupes litteraires de ce temps; il fut l'un des disciples de René Ghil, auteur du Traité du Verbe; et fondateur de l'école "instrumentiste", dont les théories sur la valeur musicale des mots ne pouvaient qu'attirer l'attention du futur "poète mélodiste"; il reste quelque chose des idées de René Ghil, passées au crible d'une critique clairvoyante et d'un solide bon sens, dans les propos actuels de Millandy sur la chanson: l'union étroite, indispensable, de la musique et des paroles fut toujours le premier article de foi proclamé par t'auteur de ces Frêles Chansons (1) où il se révèle à la fois poète, chansonnier et compositeur. Si, au risque d'encourir une minute sa colère en ayant l'air d'oublier ses enseignements, nous nous hasardons a séparer en Millandy le " parolier" du musicien, nous découvrirons, avec le plus heureux inventeur de mélo- dies simples et touchantes, un vrai poète de bonne tradition française, sachant mieux que personne la valeur '"d'un mot mis en sa place" et d'une rime ingénieuse, et qui, pour le style et le sentiment, pourrait avec honneur etre rangé auprès des meilleurs "intimistes" formant un aimable cortège sur les pas de Sully-Prudhomme et de Verlaine. On pourrait ctiter des pièces dune delicatesse exquise, de purs bijoux oh des larmes brillent comme des diamants dans le contour serré de la strophe parnassienne; et si le chansonnier doit s'imposer la règle de n'employer que des mots familiers an public élargi qu'il désire atteindre, du moins sait-il les disposer de telle facon que la couleur et le rythme du poème les parent de valeurs émouvantes et inattendues. C'est un art très particulier, très difficile aussi, dans lequel Mil- landy est passé maître.

On retrouvera, dans l'apparente nonchalance de ces souvenirs, cet amour de la bonne langue que les fabricants de chansons en série ou les faiseurs de "lyrics" de notre époque americanisée ont trop souvent considéré comme un luxe superflu. On y verra aussi paraître, à travers les épisodes pittoresques d'une carrière aventureuse, une âme d'honnête homme, un coeur généreux et charmant. Georges Millandy, qui se déclare, aux premières lignes, " décidé a paraître", a gardé toute la fraicheur d'enthousiasme et toute la sincerité de ses vingt ans. Je crois bien qu'au moment de livrer aux vents du monde ces pages de bonne foi, il ne doit pas être beaucoup moins ému que ce soir d'octobre d'une année lointaine ou il se risqua, sur le petit tréteau du Caveau du Soleil d'Or, à dire en public ses premiers couplets. Comme alors, le bruit des applaudissements ne tardera pas à rassurer celui qui, tout le long dune vie insouciante et droite, a si bien chanté sa chanson.

GUSTAVE FRÉJAVILLE.

17 novembre 1932.

(1) Messein, éditeur (1908)

Un enquêteur facétieux posa un jour, à quelques écrivains, cette indiscrète question : "S'il vous était permis de recommencer votre vie, que feriez-vous?" Je répondis : "Je ferais probablement les mêmes sottises ; mais tout bien réfléchi, il ne me déplairait pas de les pouvoir faire deux fois !"

Ce n'était là qu'une boutade. Il est plus malaisé qu'on ne le croit, je le vois bien aujourd'hui, de sourire philosophiquement en songeant au temps à tout jamais perdu... Se souvenir, c'est regretter toujours ; c'est, souvent, s'étonner, et c'est, parfois, juger sévèrement sa conduite. A-t-on suivi sagement le chemin parcouru ? A-t-on su profiter de l'heure et saisir la chance au passage ? A-t-on mérité les petites joies que le destin a mises sur votre route, et n'a-t-on pas fait au public, de coupables concessions pour s'assurer de trop faciles succès ?...

Depuis longtemps, je voulais faire cet examen de conscience ; mais chaque fois que je commen?ais d'interroger ma mémoire, je trouvais mille bonnes raisons pour en rester là.

Plus tard, me disais-je, plus tard, quand je serai tout à fait vieux... Je pensais : quand je ne me teindrai plus !

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Ce matin, chez mon coiffeur, j'ai pris l'énergique résolution. Déjà, l'artiste avait disposé sur la toilette, les flacons merveilleux, et il s'apprêtait à faire la première application, quand je l'arrêtai d'un geste : "Non, monsieur Charles, non !... assez triché ! Je suis décidé à paraître vieux !"

"Vous avez raison, m'a répondu M. Charles : ?a fera beaucoup plus jeune !" Et je me suis rappelé le mot de Moréas rencontrant sur le Boul' Miche un confrère comme lui, teint outrageusement , "Ah ! mon pauvre vieux, comme nous noircissons ! "

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